Les premières pages:
Une douceur bienfaisante plane dans l’air en cette fin d’été 1959. La petite brise légère et tiède des alizés caresse gentiment ses joues et sa nuque bronzées, tandis qu’au loin le soleil commence à décliner lentement sur l’horizon, enflammant l’océan de toute une palette de couleurs allant de l’orangé pâle au rouge flamboyant.
Au loin, il aperçoit les sauts athlétiques de quelques dauphins, qui jouent librement dans l’écume des vagues. Les goélands pleurent doucement en planant d’une majestueuse lenteur au-dessus du miroir de l’océan. Leurs petits yeux perçants guettent le moindre poisson, qui se risquerait à laisser briller ses écailles d’argent trop près de la surface. Le moindre imprudent serait immédiatement happé par le puissant bec de ces beaux oiseaux blancs. Quelques vieux arbres maigrelets, vénérable mémoire végétale de cette île, résistent depuis des décennies à la canicule, aux tempêtes et à l’assaut des embruns salés de l’océan. Leur misérable feuillage offre encore un peu d’ombre aux quelques pélicans épuisés par leur long voyage en mer. Quel endroit paradisiaque, songe Rick, les yeux mi-clos face à la mer. Il respire à pleins poumons l’air iodé et légèrement parfumé par l’odeur du goémon frais, que ses pieds viennent d’écraser.
Il pourrait vraiment être sympa cet endroit, se dit-il ! Un vrai petit paradis sur terre si l’homme ne l’avait pas déjà défiguré. Il tourne la tête sur sa gauche et aperçoit, campée sur un petit monticule, la sinistre bâtisse en pierre et en béton. Très vite il revient à la triste réalité et au sort qui l’attend. Un coup violent dans le bas des reins le sort définitivement de sa contemplation… Il s’écroule, genoux à terre, le visage au sol. Le sable lui remplit la bouche et le nez. Ses joues brûlées par le soleil, sa pauvre chemise de laine à moitié déchirée, il tente péniblement de se relever.
— Avance plus vite…, espèce de bon à rien, lui crie un vieux maton boiteux, qui le suit depuis le début, arme à la main, depuis qu’ils sont descendus du bateau ! Pas d’temps à perdre avec des merdes comme toi, moi ! Faut que je reparte de c’te saloperie de diablerie d’île avant que la nuit ne m’y retienne. En plus, y’a mon poker, saleté de morveux. J’dois m’refaire des 80 dollars qu’j’ai perdus hier ! Ce soir, j’vais m’refaire, je l’sais, alors autant te dire que si tu m’fous en r’tard pour mon retour à la partie, tu peux êt’es sûr que j’te le pardonnerai jamais, tu m’entends, jamais !!! Et j’peux t’dire que j’te démolirai tellement que ce s’ra pas la peine d’ach’ter d’la sécotine, même avec la notice de montage, personne… tu m’entends ?... Personne, ne pourra jamais recoller les morceaux… Allez, remue-moi un peu ton sale cul de feignasse sinon je te renvoie un bon coup de crosse de mon brave vieux fusil !
Rick essuie le sable sur son visage et se redresse doucement, il souffre terriblement du dos mais il redresse la tête et finit d’observer le décor qui l’entoure. Depuis quelques minutes, il vient d’accoster sur l’île de « Craneo del Diablo », le Crâne du Diable !
Le nom correspond bien au bâtiment, l’endroit a un aspect lugubre et aussi angoissant que mystérieux. Comment les hommes peuvent-ils avoir l’esprit assez tordu pour implanter en ce lieu féerique une bâtisse aussi immonde que sinistre, un amas de blocs de bétons gris et de barreaux de ferraille. Cette horrible masse noire, qui défigure cette l’île, est uniquement plantée en cet endroit pour enfermer des enfants rejetés de la société.
Cet îlot est si minuscule sur les cartes maritimes, presque assimilable à un gros récif, si l’on ne prend le soin de l’observer avec l’une de ses bonnes vieilles grosses loupes de nos grands-pères, qui permettaient à leurs pauvres yeux fatigués de découvrir le moindre détail sur le dessin d’une carte. Ce tout petit point complètement perdu dans un passage de l’océan, est à peine plus loin du Mexique, qu’il ne l’est de Cuba ou de la Floride. Cela pourrait être un petit endroit paradisiaque, mais il n’est malheureusement qu’un enfer créé de toutes pièces pour séquestrer de jeunes délinquants, refoulés par leur société. Sur les quelques rochers qui culminent à « Craneo del Diablo », se tient la masse colossale du plus ancien des pénitenciers pour adolescents des États-Unis. Abandonnés par tous leurs concitoyens, ceux qui sont envoyés là sont voués à disparaître lentement, sans que personne ne s’intéresse plus jamais à leur sort. De nombreux récifs émergent à peine à fleur d’eau autour des côtes de cette île, la rendant très dangereuse d’accès. Ces dents de granit tranchantes, dissimulées juste sous la surface de l’eau, furent des pièges mortels pour de très nombreux vaisseaux égarés. Sans compter l’action des bandits naufrageurs qui, les soirs de tempête, à la nuit venue, allumaient de grands feux sur les falaises pour attirer les navires vers ces pièges naturels où l’océan les fracassait. Ils n’avaient plus qu’à se servir dans les entrailles des vaisseaux échoués dès que la mer s’était apaisée. De très nombreuses histoires racontent encore les aventures périlleuses des galions, principalement espagnols, qui sillonnaient ces eaux turquoise, le ventre repu d’or et de bijoux, pour rejoindre leurs terres d’origine, mais nombre d’entre eux n’ont jamais trouvé le passage du retour et gisent encore au fond de cet océan mystérieux, qui entoure les Caraïbes. Hormis l’œuvre de la nature pour démembrer ces coquilles de noix, il y avait également tous ces pirates tristement célèbres, dont les Caraïbes étaient à la fois le terrain de jeu et le repère et qui laissaient peu de voiles de commerce échapper à leurs pillages. Les combats étaient très souvent « à la vie, à la mort… », ce qui voulait dire que l’on ne faisait aucun prisonnier… d’ailleurs, qu’en aurait-on fait à part des esclaves ou d’autres pirates convertis. Les bateaux des pilleurs de mer étaient bien plus faciles à manœuvrer que les lourds galions et même si ces derniers pouvaient être armés de plusieurs rangées de puissants canons, leurs boulets ne servaient qu’à faire des « ploufs » dans l’eau, tant leurs adversaires étaient d’habiles marins. Les batailles étaient de ce fait très inégales et de nombreux navires furent ainsi coulés ou éventrés sur ces rochers, quand ils parvenaient à échapper à leurs poursuivants. Ces vieilles histoires pittoresques, que l’on croirait sorties de livres imaginaires sont pourtant bel et bien réelles. Colportées de génération en génération par les vieux marins de la région, elles racontent combien l’océan dans ces parages abrite encore, en ses profondeurs inexplorées, des trésors incroyables, toujours bien cachés dans les entrailles des épaves inaccessibles, qui leur servent de linceul.
Rick observe maintenant la masse sombre et lugubre de ce vieux bâtiment érigé au sommet du mont des Morts, comme on surnomme ici cette petite colline, qui domine l’étendue de « Craneo del Diablo ». Voilà donc sa prison, posée là comme la silhouette d’un vautour malicieux, l’observant depuis une branche de son arbre mort, guettant l’arrivée de la prochaine charogne.
— Allez, remue-toi un peu plus, accélère l’pas bon Dieu ! Maudit garn’ment… j’va’ t’fracasser la tête à coups de crosse si tu t’remues pas plus vit’, le harangue le vieux maton boiteux dans son dos.
Rick ne répond pas et force le pas autant qu’il peut le faire. La pente est raide pour accéder sur le mont des Morts et ses menottes lui déchirent les poignets, ses pieds nus, entravés par de vieilles chaînes, s’écorchent sur les cailloux tranchants du chemin et laissent à chaque pas l’empreinte rouge de sa souffrance. Il souffre sur ce parcours qui blesse la plante de ses pieds mais il ne lâche aucune plainte…, il est bien trop fier pour se laisser aller à montrer la moindre faiblesse à son maton. Rick et son gardien remontent ensemble ce chemin vers l’immense bâtiment, de plus en plus lugubre au fur et à mesure qu’ils s’en approchent. Sur le parcours, ils passent près d’un puits ancestral à moitié en ruine, qui semble être là depuis la nuit des temps, probablement bien avant la construction de la prison et même avant l’arrivée des premiers pêcheurs sur cette île. Il est très probable que cela devait être l’unique point d’eau douce. Aujourd’hui il est recouvert de mousses et de lichens, mais il semble encore utilisé. Il doit encore fonctionner de temps en temps car le seau et la corde sont en bon état. Rick imagine la fraîcheur de l’eau, cette onde pure et rafraîchissante au fond de ce puits mais malheureusement, pas question de s’arrêter une seule seconde, le vieux maton boiteux y veille avec son vieux fusil !
Au-dessus du puits, là où se trouve suspendue la vieille poulie qui permet de remonter le seau, sur ce linteau de pierre, apparaît encore clairement malgré les années, une tête de mort soulignée de 2 fémurs entrecroisés.
— C’est quoi ce puits, demande Rick à son gardien.
— Ça t’r’garde pas morveu, c’est le puits de c’te diable d’Olonnais.
Au bout de la longue ascension qui les a menés sous un soleil brûlant le long de cette sente de cailloux escarpée, ils arrivent enfin devant une immense porte de chêne, aussi noire que de l’ébène, dont les montants et traverses sont assemblés par d’énormes clous aux têtes en pointe de diamant, qui saillent à la surface du bois comme des épines venimeuses. Une petite lucarne, derrière des barreaux de fer forgé, perce l’un des deux vantaux juste à la hauteur d’un homme. C’est le seul moyen de communication entre l’intérieur et l’extérieur de cet établissement… on se croirait revenu au Moyen Âge !
Le vieux boiteux qui le brutalise depuis le début du transfert de la prison de Miami, comme s’il convoyait un dangereux condamné que l’on mène à l’échafaud, frappe violemment sur la porte de quelques coups de crosse. Au bout d’un moment, le minuscule portillon s’ouvre en grinçant, laissant apparaître derrière la grille le visage renfrogné d’un homme, dont il ne fait aucun doute qu’il n’a pas vu un bout de savon depuis des mois, peut-être même des années. On se croirait face à des visages d’hommes de la préhistoire. L’homme, ou « homo erectus » si vous préférez, se met à brailler :
— Eh là ! ça va pas de cogner comme une brute ! Pas la peine de faire autant de boucan, Joe ! En plus, tu l’sais bien qu’on l’a vu accoster depuis un bon moment ton vieux rafiot tout pourri !
— Rafiot pourri ? Rafiot pourri ? renchérit Joe, je te signale que c’est tout ce que l’administration pénitentiaire de Miami m’octroie pour vous livrer mes « passagers » et la bouffe pour toi et tous les bâtards qui peuplent ce maudit sanctuaire. Et puis mon rafiot, c’est comme ma fiancée, je t’interdis d’en dire du mal sinon gare à ta grande bouche… et si elle vous plaît pas ma fiancée, vous vous démerderez tout seuls pour rentrer chez vous… Vous aurez qu’à y aller à la nage !
— OK, OK Joe, alors tu nous amènes de la viande fraîche ? J’espère que t’as accompagné ça de quelques bouteilles de ce bon vitriol clandestin distillé dans le bayou. Les journées sont longues ici et on a besoin de se réchauffer le gosier avec un truc qui arrache bien !
— Non mon pote, cette fois-ci j’ai pas eu le temps et en plus j’ai perdu tout mon fric au poker cette nuit.
— Tu te fais vieux Joe, avant tu trichais mieux qu’ça !!! Ah Ah ! Ah !
— Bon maintenant assez raconté d’tes âneries, je viens te livrer un beau lapin du jour, pas trop épais mais tu sauras vit’ l’engraisser dans ton palace cinq étoiles ! Allez, magne-toi d’ouvrir cette porte que j’puisse m’casser vite fait de c’t’enfer.
— T’es sûr que tu veux pas passer la nuit avec nous, on s’marre bien ici et il doit bien nous rester deux ou trois tonnelets de vieux rhum jamaïcain.
— ‘spèce de concombre, t’as vraiment qu’un grand courant d’air ent’ les deux esgourdes, tu t’fous d’moi ou quoi ? Ouv’- moi en vitesse l’portes d’ton hôtel, pauvre ignare ! J’ai c’gros paquet à t’livrer l’plus vit’ possible, et après… J’M’ CASSE… et en vitesse, crois-moi… !
— Oh là ! Cool, cool, t’énerve pas Joe, répond le vieux gardien en faisant pivoter la lourde porte, avec un couinement d’enfer qui résonne sur toute l’île, faisant s’envoler à tire d’ailes tous les oiseaux !
— Qu’est-ce qu’il a fait ton môme ? demande-t-il au vieux boiteux en faisant entrer Rick dans l’enceinte de la sinistre bâtisse.
— Qu’est-ce qu’j’en sais moi ? D’tout’ façons j’m’en fous comme d’mon premier slip. Maintenant qu’tu l’as récupéré, moi j me tire d’ici.
Comme pour la livraison d’une carcasse de bœuf par un boucher, ils signent un reçu, dont chacun conserve son exemplaire. Puis Joe, heureux de pouvoir se sauver, remet la clé des chaînes qui entravent le prisonnier à son collègue.
— Adieu Berty, à la prochaine si t’es encore vivant, c’qui m’surprendrait !
— Salut Joe, c’est ça, casse-toi vieil abruti et ne va pas te fracasser la tronche sur les récifs… ça serait vraiment dommage d’aller te faire becqueter par les crabes… Quand je dis dommage, c’est aux crabes que je pense car ils en feraient une indigestion, ah, ah, ah !
De loin, dévalant la pente bien plus vite qu’il ne l’avait montée, Berty lui fait un bras d’honneur. Il a filé en claudiquant à toute vitesse pour rejoindre sa vieille vedette à moteur diesel de l’administration pénitentiaire, qui l’attend à l’embarcadère, prête à mettre pleins gaz, cap sur Key West.
Berty, l’homme que l’on pourrait prendre pour un homme de Cro-Magnon déguisé en gardien avec son uniforme mal ajusté est l’un des plus anciens matons de la prison. Il emmène Rick à travers des corridors aux murs sales et cloqués, d’un gris terne, délavé par le temps. Lorsque les ampoules fonctionnent encore, une lumière blafarde éclaire çà et là le sol en ciment, où suinte un liquide gluant et malodorant. Tout autour des deux hommes circulent paisiblement quelques énormes cafards et autres espèces de myriapodes géants, qui font crisser leurs multiples petites pattes sur le vieux sol de béton poisseux. Rick et son geôlier franchissent plusieurs lourdes portes en ferraille à moitié rouillées, que le gardien ouvre et referme systématiquement à l’aide de grosses clés rassemblées sur l’énorme anneau qui pend à sa ceinture. Sa casquette noire crasseuse vissée sur la tête, sa chemise bleu pâle fleurie des taches de ses derniers repas collant à sa peau, deux belles auréoles jaunes multi-strates décorant ses dessous-de-bras mal odorants, Berty continue son parcours, poussant son jeune bagnard devant lui. Les chaînes d’acier rouillé qui entravent les chevilles et les poignets de Rick crissent sur le sol et résonnent lugubrement le long des immenses couloirs vides, que l’on croirait sans fin. Il circule dans les entrailles du monstre de béton censé le garder captif pour les vingt prochaines années.
Le souffle lointain de la mer à travers les oubliettes de la prison et les bruits de chaînes qui crissent au sol font penser à l’un de ses vieux romans, où il est question de revenants. De temps en temps, un hurlement plus aigu et plus long parvient de l’île, comme celui d’un loup solitaire, affamé et à l’affût de sa prochaine proie.
— Mais qu’est-ce que c’est que ce bruit lugubre, demande Rick ?
— Ça mon gars, il faudra que tu t’y habitues. Ici par les soirs de pleine lune et de grand vent d’ouest, c’est ce diable de François l’Olonnais, qui vient pour finir le travail qu’il n’a pas pu terminer de son vivant et pour veiller sur son trésor !
— Qu’est-ce que c’est que cette blague ? J’ai l’impression que sur cette île vous vous laissez un peu trop aller sur la bibine.
— Dis donc, tu veux que je t’apprenne les bonnes manières à coups de matraque dans les ratiches mon gars ! Fais bien attention à ce que tu dis… et pis on arrête de parler du pirate sanguinaire, ça porte malheur !
Après avoir remonté toute une série d’escaliers sombres et humides, Rick se retrouve trois étages plus haut mais il n’a toujours vu aucune fenêtre ni aucune ouverture donnant sur l’extérieur, la seule lumière qui éclaire leur parcours leur parvient toujours des rares ampoules crasseuses, qui n’ont pas encore cramé. Elles pendent tout au long du plafond, suspendues au bout de leurs fils électriques, répandant leur lueur agonisante sur cet environnement sinistre. La faune des insectes et autres arachnides ou myriapodes parcourant les couloirs et diverses gaines de ventilation laisse à penser que cet endroit est leur royaume et que l’homme y est seulement toléré. Accompagnant cette cohorte, il n’est pas rare de voir un bon vieux rat fouinant de ses petites moustaches sensibles tout l’environnement et allant à la rencontre des nouveaux arrivants. Berty est toujours dans son dos, muet comme une carpe et aussi malodorant qu’un putois. Rick tente d’engager la conversation :
— On est bientôt arrivé ?
Mais la réponse est peu engageante :
— Tu verras bien ! Ici on ferme sa gueule tant qu’on t’autorise pas à l’ouvrir. Ça va te changer de ta petite vie de bourgeois, sale mioche. Allez grouille toi, tu me fais perdre mon temps et il faudrait pas arriver en retard. On est attendus par du beau monde !
Du beau monde, se dit Rick. Quel beau monde peut-il y avoir dans ce trou à rats ?
Ils arrivent devant une porte équipée d’une petite lucarne. Berty cogne de son gros poing fermé, l’acier froid de ce petit portillon… boum, boum, boum !
— Julot ! Hé, Julot… c’est moi, Berty ! Je suis avec le nouveau pensionnaire. Ouvre la lourde et magne-toi !
La lucarne s’ouvre, puis se referme aussitôt après avoir laissé entrevoir le visage bouffi d’un autre geôlier à la petite moustache grisonnante. On entend le crissement de plusieurs verrous et la porte s’ouvre dans un long grincement aigu, qui massacre une fois de plus les jeunes tympans de notre pauvre adolescent. Eh ben, une dotation en burettes d’huile serait la bienvenue dans cette taule, pense Rick. Berty entre en poussant son prisonnier devant lui. Ils passent tous deux devant le moustachu sans que les gardiens ne s’échangent un seul mot. Une fois cette porte passée, le couloir est bien plus lumineux et tout semble plus propre. Ils passent devant quelques portes et s’arrêtent enfin devant l’une d’elles sur laquelle une petite pancarte indique en lettres dorées : « DIRECTION ». Berty ajuste sa tenue aussi bien qu’il le peut et après avoir retiré sa casquette réglementaire, qu’il cale sous son bras gauche, il crache dans ses mains qu’il passe ensuite dans ses cheveux gras pour les plaquer. Il toussote un peu pour s’éclaircir la gorge et frappe doucement contre la porte de son gros index boudiné… toc, toc, toc. Une voix lui répond de l’intérieur :
— Entrez !
Il tourne la poignée, ouvre la porte et s’annonce au secrétaire vêtu de son uniforme de gardien, bien calé sur sa chaise derrière son bureau, face à une vieille Remington sur laquelle il frappe de ses deux doigts squelettiques aux ongles noirs. — C’est à quel sujet, Berty ? — C’est au sujet que Madame la Directrice a demandé à voir le nouveau pensionnaire avant qu’il ne rejoigne sa cellule. Est-ce que tu peux m’annoncer ? — Bouge pas, je vais voir si Madame est disponible. Attends-moi là, je reviens !
Après avoir frappé et attendu l’autorisation de rentrer, il disparaît derrière une porte capitonnée. Rick attend, un peu anxieux à l’idée de rencontrer la patronne des lieux. Pourquoi veut-elle le voir dès son arrivée ? Au bout de 5 longues minutes, le secrétaire ressort en leur faisant signe d’avancer.
— Allez-y, Madame la Directrice va vous recevoir !
Une voix féminine, un peu nasillarde, se fait entendre à l’intérieur de la pièce.
— Entrez jeune homme, n’ayez pas peur… enfin, pas encore ! Hi, hi, hi ! Monsieur Berty, merci de rester présent pendant cet entretien qui sera bref. Vous auriez pu me le décrasser un peu avant de me l’amener… d’ailleurs cela vous concerne aussi !
Puis s’adressant directement à Rick :
— Alors, beau gosse, présente-toi donc à ta directrice. Et attention, tu n’auras pas de deuxième chance pour me séduire !
— Bonjour Madame, mon nom est Rick. Je ne sais pas pourquoi je suis là car je n’ai rien fait de mal. Pouvez-vous me dire quand je vais pouvoir repartir de cet endroit, s’il vous plaît ?
La femme qui lui fait face, s’est arrêtée brusquement de tirer sur son fume-cigarette en ivoire et elle se met à tousser à s’en étouffer. Les yeux exorbités, elle reste un moment immobile, interloquée, sidérée par l’aplomb de ce jeune garçon.
Rick observe cette femme, très stricte, toute de noir vêtue dans son complet sombre impeccable. De son visage brutal, comme taillé dans un bloc de silex, elle le fixe intensément d’un regard perçant, qui lui glace le sang. Puis, d’un seul coup, elle explose de rire, un rire si aigu qu’il pourrait briser un verre en cristal s’il y en avait un dans la pièce.
— Ah, ah, ah !... Non, mais t’es trop drôle toi !
Berty qui était resté tremblant, ne sachant quelle tempête de colère allait souffler dans le bureau à la suite des paroles de son jeune prisonnier, se détend enfin et s’autorise à pouffer de rire derrière Rick.
— C’est bien la première fois qu’on me la fait celle-là ! Vraiment t’es trop chou ! Écoute-moi bien mon joli cœur, tu partiras de cette île paradisiaque à la fin de ta peine, comme tous les autres pensionnaires, donc pas avant 20 ans. Mais tu vas voir, tu vas tellement te plaire ici, que tu voudras sûrement prolonger ton séjour… pour cela c’est pas compliqué, le moindre petit manquement aux règles et tu prolonges immédiatement ton séjour gratuitement, ah, ah, ah ! Bon, mais d’ici là, je serai partie à la retraite depuis longtemps, mon petit chou !
Rick, malgré sa surprise face à la réaction de la directrice, reste impassible. Il répond tranquillement et sans aucune provocation.
— Mais moi Madame, je ne pourrai pas rester là vingt ans. Ce ne sera pas possible !
Derrière lui, il entend Berty qui explose de rire. Mais la mégère quant à elle a perdu son sourire et devant l’insolence de ce jeune homme, elle devient plus agressive.
— La ferme Berty ! Quant à toi jeune homme, il faut que tu saches qu’ici, les bâtards comme toi ne posent pas de questions. Ils ouvrent leur grande bouche uniquement quand on leur demande de le faire. Pour cette fois, exceptionnellement je t’excuse parce que tu ne connaissais pas encore la règle et que tu m’as bien fait rire. Mais à partir de maintenant, c’est fini. Ici, beau gosse, on obéit à MA loi ! Tu m’as bien compris, espèce de petit insolent ? Et la seule loi qui existe en cet endroit, c’est MA loi ! Je dirige cette taule depuis 30 ans ! Je vais bientôt pouvoir me tirer de cet endroit pourri et enfin bénéficier d’une retraite largement méritée, crois-le bien ! Surveiller des sales bâtards de mioches attardés comme toi, bloquée la plupart du temps dans ce vieux bâtiment pourri, coincée sur cette île, loin de tout, c’est vraiment un enfer que j’ai hâte de quitter et le plus vite possible ! Depuis que je suis la patronne de cette prison pour jeunes sauvages, il n’y a pas eu une seule évasion, tu m’entends sale petit bâtard ? Pas une seule et je te garantis qu’il n’y en aura aucune jusqu’à mon départ en retraite… et sais-tu pourquoi espèce de pauvre naze ? Juste parce que cela me vaudra une belle prime de départ : 50 000 dollars par année de service sans aucune évasion… Par contre, une seule évasion d’ici ma retraite et je perds tout, tout ce que j’ai durement accumulé jusque-là. C’est ça le contrat de performance que j’ai signé avec l’administration pénitentiaire de Floride, alors tu penses bien que c’est pas maintenant que j’arrive au bout de ma carrière que je vais lâcher la bride ! Maintenant tu comprends bien ma motivation, n’est-ce pas ? Un million cinq cent mille dollars ! Eh oui mon petit gars ! Tu t’imagines bien que je ne lâcherai rien pour les garder ! Pas question de laisser un seul des vauriens enfermés ici se faire la belle, quels que soient les moyens à employer pour empêcher toute évasion, cela n’arrivera pas tant que je serai là ! Personne ne quittera jamais vivant cette île sans mon autorisation. Est-ce que c’est clair ?
— Ben, oui Madame !
— Très bien. Ici vois-tu, j’ai tous les pouvoirs ! Et le plus succulent de ces privilèges, c’est que j’ai même le droit de vie et de mort sur tous les détenus et, crois-moi si tu veux, mes matons adorent tirer sur les imbéciles, qui se laissent bercer par l’illusion totalement futile et grotesque de pouvoir se faire la belle de cet endroit. Il ne faut pas leur en vouloir, les distractions manquent un peu et les journées sont longues, alors si un jeune inconscient cherche à se faire la belle, il devient très vite une jolie cible. Sur cette île, je le répète, je suis la loi ! Je décide de tout et je fais appliquer mes règles sans aucune exception. Ici, pas question que tu essaies de faire comme avec ces poissons que tu as fait s’évader de l’aquarium de Miami…
— Mais c’étaient pas des poissons madame, l’interrompt Rick… C’était des DAUPHINS ! Des DAUPHINS madame ! Des mammifères intelligents et sensibles. Capables de communiquer entre eux comme vous et moi, insiste aussitôt Rick. Un rouge écarlate monte subitement au visage de la directrice qui ne retient pas sa colère.
— Espèce d’insolent, comment oses-tu me couper la parole ? Apparemment tu n’as pas bien compris mon message, je t’ai dit de te taire sale gosse ! Allez Monsieur Berty, emmenez-moi cet énergumène et passez le moi à l’eau bien fraîche, une bonne douche bien glacée, vous savez comme avec l’eau que vous versez dans votre Ricard, ça lui remettra un peu d’ordre dans les méninges !
— Oh mais avec plaisir Madame la directrice. Je me charge personnellement de le soigner, comptez sur moi, répond le maton avec un rictus sadique au coin de la bouche !
Il tire brutalement sur la chaîne accrochée aux menottes de Rick pour le faire sortir du bureau de la directrice.
— Viens avec moi espèce de saleté, tu vas avoir le droit de goûter aux charmes de la thalassothérapie de Craneo del Diablo. Je ne connais pas de meilleur établissement de soin dans tout l’État de Floride !
Et il l’emmène de nouveau dans un dédale de corridors toujours aussi ternes et tristes, jusqu’à une grande pièce, toute recouverte, sol comme murs, de carreaux de faïence blanche. En haut, à trois mètres environ au-dessus de sa tête, un tuyau en acier galvanisé sur lequel sont raccordés tous les mètres des pommeaux de douche en acier galvanisé, donne à cette pièce des allures de salle de torture plutôt que de douches. On le libère enfin de toutes ses chaînes, de ses menottes et on le pousse violemment dans cette espèce de chambre froide.
— Déshabille-toi, lui hurle le maton. Et balance tes fringues dans le coin.
Rick s’exécute et garde pudiquement son slip.
— Enlève-moi ça aussi, à poil je te dis !
Une fois le jeune garçon nu comme un ver, il lui demande de se mettre face au mur puis il se saisit d’une lance à incendie, qui n’a visiblement pas été installée là pour lutter contre le feu, mais plutôt pour une utilisation plus « raffinée », si l’on peut ainsi parler. Il la dirige vers le pauvre garçon avant d’ouvrir en grand la vanne d’arrivée d’eau et de se mettre à l’arroser copieusement. Rick est projeté et plaqué contre le mur par la puissance du jet glacial. La puissance de l’eau lui fait atrocement mal, sans compter la brûlure du froid sur sa peau. Berty rit de bon cœur devant ce spectacle et prend un malin plaisir à viser les parties les plus sensibles du pauvre jeune homme avec son canon à eau. La séance dure un bon quart d’heure, durant lequel la directrice qui comme par hasard passait par là, en profite pour faire un saut dans la salle de douche.
— Très bien Berty, très bien. Décrassez-moi ce petit mignon mais faites quand même attention, c’est un beau garçon, ce serait dommage de l’abîmer !
Enfin la torture prend fin, le gardien ferme la vanne et le jet qui plaquait Rick à la paroi s’arrête aussitôt. Il s’écroule d’un coup sur le sol gelé, recroquevillé dans la position du fœtus. Berty lui jette un seau d’eau bien chaude, qui provoque chez le garçon un choc thermique. Il s’en asphyxie presque, tellement le contraste des températures est violent.
— Allez, lève-toi maintenant, chochotte ! On va aller te chercher un beau costume. Il lui remet ses chaînes et l’emmène, totalement nu, à travers de nouveaux couloirs. Rick grelotte de froid, il est épuisé et avance comme il le peut, totalement hagard. Il est comme anesthésié et il ne sent même plus la douleur que lui infligent les chaînes. Toute sa force de résistance a été brisée par cette séance dans la salle de douches. Il ne sait plus trop où il est, ni la date, ni s’il fait jour ou nuit. Les vieilles chaînes rouillées qu’on lui a serties au corps lors de son arrestation continuent à le faire souffrir. Les chairs à vif, ses chevilles et ses poignets entamés par le frottement du métal suppurent de pus et de sang. Au fur et à mesure que son corps se réchauffe, la douleur revient, mais il ne bronche pas. Ils s’arrêtent devant une porte marquée « FOURRIER ». Une fois de plus, Berty abat son gros poing velu à plusieurs reprises sur la lourde porte en bois, dont la lucarne finit par s’ouvrir. Deux yeux surmontés par la broussaille d’épais sourcils et cachés par des lunettes de soleil rondes cerclées en grosse écaille noire apparaissent.